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La mémé des ours blancs

Où il est question d’ours bruns et d’ours blancs, de la notion d’espèce, et des phylogénies basées sur l’ADN mitochondrial

C’est dans la presse : on a retrouvé la grand-mère des ours polaires ! Attention, de tous les ours polaires. Dans une dépêche AFP [Afp] reprise çà et là, la biologiste Beth Shapiro l’affirme : « tous les ours polaires vivants descendent d’une ourse brune relativement récente ».

Résumons l’histoire. Il s’agit d’une étude (dirigée précisément par cette madame Shapiro) portant sur 242 échantillons d’ADN mitochondrial d’ours polaires et d’ours bruns, dont des ours irlandais fossiles (les échantillons sont répartis sur les 120 000 dernières années). Les résultats, publiés dans Current Biology sous le titre Ancient Hybridization and an Irish Origin for the Modern Polar Bear Matriline [Ed], impliquent que tous les ours polaires descendent d’une ourse brune irlandaise (le contact entre les populations ayant été possible lors de la dernière glaciation).

Stupeur et confusion. J’ai donc décidé de vous en parler, chers petits amis, car ceci m’inspire des commentaires sur deux choses : primo, la question de l’espèce : si les ours polaires descendent d’une ourse brune, ce sont des ours bruns ! Et secondo, j’ai l’intuition qu’une petite clarification sur l’interprétation qu’on peut faire de cette nouvelle n’est pas tout à fait inutile.

Les ours, combien de divisions ?

Ce qui m’a fait bondir, c’est que j’aurais parié ma culotte contre un crocodile Haribo que les ours polaires et les ours bruns faisaient partie d’espèces différentes. La taxonomie est avec moi : les ours bruns, on les appelle délicatement Ursus arctos, et les ours polaires c’est Ursus maritimus. Et que dire de leur morphologie, leurs habitudes alimentaires ? L’ours brun est omnivore (même s’il ne crache pas sur le gigot d’agneau), l’ours polaire mange surtout du phoque… ’fin vous voyez bien que c’est pas du tout du tout les mêmes bestioles !

Mais dans cette même dépêche AFP, cette bonne Beth insiste : « plusieurs hybrides adultes, comme des « pizzlys » issus du croisement entre un ours polaire et un ours brun grizzly, ont été recensés ces dernières années. ». Et ces hybrides ont même droit à un article dans Wikipédia – on les appelle des pizzlys ou des grolars (personnellement, j’hésiterais avant de leur donner du « gros lard ! » en face). D’autres sources confirment [Gu] : on peut observer des hybridations, et les hybrides sont féconds ! Les ours polaires seraient même plus proches génétiquement de certaines populations d’ours bruns que ne le sont des populations d’ours bruns entre elles.

Dans mon jugement sur la spécificité de ces ours, j’ai fait une erreur classique : je me suis arrêté à la morphologie, alors que l’espèce est définie par l’interfécondité :

C’est en comparant la nature d’aujourd’hui avec celle des autres temps et les individus actuels avec les individus passés, que nous avons pris une idée nette de ce qu’on appelle espèce, et la comparaison du nombre ou de la ressemblance n’est qu’une aide accessoire et souvent indépendante de la première, car l’âne ressemble au cheval plus que le barbet au lévrier, et cependant le barbet et le lévrier ne font qu’une même espèce, puisqu’ils produisent ensemble des individus.
Buffon, cité dans l’excellent [De].

Il faut apporter quelques nuances, en particulier on demande que les individus résultants de ces unions soient eux-même féconds ; la définition moderne d’espèce a été donnée par Mayr :

Une espèce est une population ou un ensemble de populations dont les individus peuvent effectivement ou potentiellement se reproduire entre eux et engendrer une descendance viable et féconde, dans des conditions naturelles.
Ernst Mayr, Systematics and the Origin of Species, 1942 (cité dans Wikipédia, article Espèce)

Il reste un point important : « dans des conditions naturelles ». La rareté des hybrides entre ours bruns et ours polaires peut être un argument pour les considérer comme des espèces distinctes – mais les diverses populations d’ours bruns, toutes classées Ursus arctos, sont isolées les unes des autres et n’ont guère d’occasion de se reproduire entre elles… Bref, l’ours polaire pourrait presque être considéré comme une race d’ours bruns ! Ou comme une sous-espèce, qui serait peut-être mieux nommée Ursus arctos maritimus, et de fait cette forme est souvent rencontrée (479 000 résultats annoncés dans Google, contre 678 000 pour Ursus maritimus).

Je vous avoue que j’en ai pris un vieux coup, quand-même, avec cette histoire… On ne peut plus faire confiance à personne, si les ours bruns et les ours polaires sont une seule et même espèce, où va-t-on ? On va bientôt s’apercevoir que le Captain Cap avait raison, que les ours blancs sont de vieux ours, comme les hommes qui ont les cheveux blancs sont de vieux hommes et que l’ours blanc ne prend cette forme allongée que grâce à son régime exclusivement ichtyophagique [Al] !

La grand-mère de tous les ours

Contrairement à ce qu’on pourrait croire en première lecture, l’affirmation que tous les ours polaires descendent d’une (unique) ourse brune irlandaise n’implique pas que toutes les autres ourses contemporaines de cette aïeule n’ont pas de descendance à notre époque.

Les mitochondries

Les mitochondries sont des organites (de petits organes) qu’on trouve en grand nombre dans les cellules eucaryotes (les cellules animales et végétales). Elles jouent un rôle primordial dans la respiration de la cellule.
Une cellule eukaryote

Les mitochondries contiennent leur propre ADN ; contrairement à l’ADN nucléaire (celui qui est contenu dans le noyau de la cellule !) qui provient du père et de la mère de chaque individu, les mitochondries ne sont transmises que par la mère (il y a de rares exceptions, qu’on peut négliger). Elles permettent donc de suivre les lignées maternelles. Pourquoi s’intéresser particulièrement aux lignées maternelles, direz-vous ? En fait, c’est un choix imposé par des contraintes techniques : comme les mitochondries sont en très grand nombre dans la cellule, l’ADN mitochondrial est beaucoup plus abondant que l’ADN nucléaire ; ce qui explique que quand on utilise des fossiles, où l’ADN n’a pas été très bien conservé, on extrait plus facilement de l’ADN mitochondrial utilisable que de l’ADN nucléaire.

La façon dont on procède est grosso modo la suivante : on part du fait que toutes les mitochondries des ours ont un ancêtre (mitochondrial) commun ; et que les différences observées entre les ADN mitochondriaux sont dues aux mutations accumulées au fil du temps. On utilise alors des techniques d’analyse statistique qui permettent de reconstruire l’apparentement entre les populations et de dater les divergences, à partir justement de ces différences observées (on parle de phylogénie  pour en savoir plus, voir ce billet sur le chouette blog de M. Colin). Le résultat est un arbre généalogique des différentes populations d’ours  cet arbre ne vaut que pour l’ADN mitochondrial, et donc pour la lignée maternelle !

Ainsi, dire que tous les ours polaires descendent d’une unique ourse irlandaise ne veut pas dire que la descendance de toutes les autres ourses a fini par s’éteindre : il suffit qu’une ourse n’ait que des oursons mâles pour que son ADN mitochondrial ne soit pas transmis à ses petits enfants. L’image suivante montre quatre générations d’une petite population d’ours ; on a indiqué les relations entre les mamans ourses et leurs enfants, laissant de côté les papas ours qui ne transmettent pas leurs mitochondries.

Quatre générations d’ours

Supposons qu’à la première génération, il y ait huit types de mitochondries, différents d’un ours à l’autre (on les notera a, b, …, h selon l’ours qui les porte à cette génération). Seules les mamans ourses transmettent les mitochondries, donc à la seconde génération nous n’avons plus que les mitochondries b, d, f et h. Mais seules d, f et h sont portées par une ourse à cette génération, et donc ce sont les seules à passer à la génération 3 !

À la génération 3, on a donc des mitochondries de type d, f et h, mais seules les mitochondries d et h sont présentes chez une ourses et passent en génération 4. Vous voyez enfin qu’à cette dernière génération, seules les mitochondries de type d sont présentes chez les ourses ; à la génération suivante, tous les ours porteront les mitochondries de type d. Mais cela n’empêche pas que toutes les autres ourses de la génération 1 ont une descendance (à travers les relations papa ours – ourson que je n’ai pas dessinées ici), seul leur ADN mitochondrial s’est perdu au fil des générations.

L’étude [Ed] montre donc que l’ADN mitochondrial des ours polaires est très apparenté à celui des anciens ours bruns irlandais, ce qui démontre un contact entre les deux populations. Ce contact est assez récent, car la divergence est estimée avoir eu lieu il y a de 20 à 50 000 ans. Ce qui est surprenant, c’est qu’à cette époque, la population d’ours polaire était déjà bien installée, et sans doute bien différentiée génétiquement ; l’ADN mitochondrial des ourses irlandaises a donc réussi à « envahir » cette population en un temps relativement faible… Une autre chose étonnante reliée à celle-ci, c’est que (du point de vue mitochondrial) les ours polaires sont plus proches des anciens ours irlandais qu’ils ne le sont des ours bruns qui vivent sur les îles proches des côtes de l’Alaska. Enfin, comme disait Fisher, l’évolution est une machine à fabriquer des évènements improbables :

Let the reader attempt to calculate the prior probability that a hundred generations of his ancestry in the direct male line should each have left at least one son. The odds against such a contingency as it would have appeared to his hundredth ancestor (about the time of King Solomon) would require for their expression forty-four figures of the decimal notation; yet this improbable event has certainly happened.
Ronald Fisher, Retrospect of criticisms of the theory of natural selection 1954 (lu dans Wikiquote).

Je vais conclure ce paragraphe en insistant lourdement : ce résultat ne nous dit rien sur la proportion d’ADN nucléaire que cette « Ève mitochondriale » des ours blancs a pu laisser à sa descendance, il est sans doute minime ! Il faudrait travailler sur l’ADN nucléaire pour le savoir…

Une dernière petite chose : on nous a fait le coup aussi, à nous autres Homo Sapiens, de l’Ève mitochondriale (voir l’article dans Wikipédia). Nous en reparlerons peut-être…

Pour finir…

Enfin, en ce qui concerne l’histoire des populations d’ours : ne perdons pas de vue qu’il ne s’agit que d’une étude isolée, et que rien n’est définitif… rien n’exclu que d’autres données viennent contredire celles-ci, ou même qu’une seconde analyse des mêmes données donne des résultats différents (l’analyse emploie des méthodes bayésiennes assez délicates, et je serais bien en peine d’en commenter les détails). Pour se faire une idée, il faudrait commencer par regarder les autres études qui ont été publiées sur cette question. Mais vous ne trouvez pas cette note déjà bien assez longue ?! Nous laisserons cela de côté…

Il n’en reste pas moins que ce fut l’occasion d’une petite causerie amusante…

Hervé


Références

Crédits image : la généalogie des ours utilise une icône dessinée par Frédéric Bellaiche, qui l’a placée sous licence GPL. Lien vers l’image originale (Wikimedia Commons).